LIVRE IV
Population mondiale : 7,33 milliards d’habitants.
28
L’humanité ne peut pas se permettre d’attendre qu’intervienne un changement spontané et positif. L’homme doit, au contraire, promouvoir lui-même des changements de l’ampleur nécessaire mais tolérable à temps pour éviter un intolérable changement massif (et destructeur). La stratégie d’un tel changement ne peut s’élaborer que dans un esprit de coopération véritablement globale issu de l’association librement consentie des diverses communautés régionales de la planète et guidé par un plan rationnel de croissance organisée à long terme. Toutes les simulations ont montré de façon parfaitement claire que c’est la seule approche intelligente et praticable si l’on veut échapper à des catastrophes globales répétées et imprévisibles et le temps qui nous est imparti pour mettre un système mondial global sur pied est limité. À l’évidence, les autres alternatives sont les divisions et les conflits, la haine et la destruction.
Mesarovic et Pestel,
Second rapport du Club
de Rome,
Reader’s Digest Press, 1974.
Tandis que l’avion décrivait des cercles au-dessus du dôme de smog d’un gris brunâtre, David se remémorait les trois derniers mois de son existence. Quelle ironie !
Il lui avait fallu deux jours pour franchir les 400 000 kilomètres séparant Île Un de la Lune et faire le trajet Lune-Terre. Mais pour faire les 8 000 kilomètres séparant l’Argentine de New York, il lui avait fallu à peine moins de trois mois. Et il avait encore un océan à traverser pour gagner sa destination première.
Il eut un sourire lugubre. Quand j’étais à la station Alpha, j’étais plus près de Messine qu’aujourd’hui.
Traverser l’espace n’avait pas été difficile. Mais voyager sur Terre où il était un fugitif pourchassé – ça, c’était rudement compliqué.
En plus, il était également un prisonnier, techniquement parlant. Il n’avait pas quitté Bahjat d’un pouce tandis qu’elle prenait contact avec une succession apparemment sans fin de militants du F.R.P. La plupart étaient à peu près de leur âge mais il y avait quand même un nombre surprenant de gens plus vieux parmi les rebelles. Entre autres points communs, beaucoup étaient pauvres. Presque tous étaient sans le sou. Ils avaient la faim au ventre, ils étaient hâves et étiques et c’étaient des hommes et des femmes en colère.
Ils mentaient, ils volaient, ils marchandaient ici une barque, là un cheval pour le couple ; ils lui fabriquaient de faux papiers, lui offraient l’hospitalité de leurs masures délabrées ou leur trouvaient des cachettes encore plus sinistres : grottes, caves, étables, les combles d’une église. Ils se mettaient en quatre pour porter assistance à la célèbre Shéhérazade et à son captif, l’homme d’Île Un. Une minorité de clandestins était néanmoins suffisamment argentée pour fournir à la jeune femme des subsides qui lui permettaient de survivre.
— Pourquoi se sont-ils ralliés à la cause de la révolution ? s’étonnait David. Contre quoi se révoltent-ils ?
— Ils sont comme moi, répliquait invariablement Bahjat. Ils se battent contre l’injustice.
Réponse qui laissait David perplexe.
Ils étaient rarement en tête-à-tête, tous les deux, mais, quand cela arrivait, Shéhérazade, contrairement à sa patronne d’adoption, n’était pas causante : elle écoutait. Elle poussait son compagnon à parler de lui, de sa vie, de ses études, d’Île Un. Elle l’écoutait pendant des heures – dans le train, sur le dos d’un mulet, à bord d’une barque de pêche filant tous feux éteints dans la nuit – en l’encourageant d’un sourire. David savait très bien qu’elle cherchait à lui tirer les vers du nez pour qu’il lui donne des renseignements sur Île Un, mais cela lui était égal. Il savait aussi qu’il n’y avait pas que cela. Elle s’intéresse à moi en tant qu’individu. J’en suis certain.
Et il commençait, de son côté, à s’intéresser à elle.
C’était une étrange relation qui s’était petit à petit nouée entre eux. Ils étaient amis et, en même temps, adversaires. Ils étaient deux fugitifs en marche vers un but que ni l’un ni l’autre ne discernait parfaitement mais qui espéraient l’un et l’autre trouver le salut au terme du voyage et chacun craignait que ce qui serait le salut de l’un ne fût un danger mortel pour l’autre. Au fil des semaines, vivant côte à côte sans jamais se quitter des yeux, ils étaient aux petits soins l’un pour l’autre, ils s’entraidaient, ils se faisaient mutuellement confiance, chacun remettait sa vie dans les mains de l’autre. Mais ils n’étaient pas amants. Ils n’avaient même pas échangé un baiser.
Il était rare qu’ils dorment seuls. Il y avait toujours des tiers à proximité, en général dans la même pièce. Mais quand cela leur arrivait – au bord d’une piste de montagne en Équateur, dans une station-service abandonnée à la sortie d’une ville fantôme au Mexique, dans une ruelle du quartier du port à Galveston –, ils étaient trop exténués pour chercher à savoir si leur amitié pouvait les conduire à l’amour physique.
Mais cette relation comportait autre chose, quelque chose qui prenait insidieusement corps. David savait qu’il pouvait compter sur Bahjat. Et Bahjat savait qu’elle pouvait compter sur lui. Ils étaient associés. C’est peut-être plus important que d’être amants, songeait David. En tout cas, c’est moins banal.
Suivant les directives que lui avait données téléphoniquement le chef frontiste qu’elle appelait Tigre, ils avaient pris la direction de New York. David n’avait pas protesté. Il y avait une délégation du Gouvernement mondial à New York. Pas loin de l’ancien siège des Nations Unies.
Après avoir quitté le village indien des Andes péruviennes, ils avaient marché jusqu’à ce qu’un chauffeur compatissant les fasse monter dans son camion. Quand elle fut dans une ville disposant de moyens de communication, Bahjat trouva des sympathisants du F.R.P. qui les aidèrent. Ils teignirent les cheveux et la barbe, blonde et hirsute de David et lui noircirent la peau. Dès lors, Bahjat et lui pouvaient passer pour un jeune couple latino-américain si l’on n’y regardait pas de trop près.
Ils avaient poursuivi leur route à cheval, à dos de mulet, dans un bateau « emprunté », en train, en autocar et même, une fois, à bord d’une voiture volée. Ils avaient traversé l’Équateur, rallié Panama par la voie des mers, franchi les ruines éboulées du canal à présent désaffecté, ils s’étaient enfoncés dans les étouffantes jungles mexicaines et, enfin, grâce à leurs faux papiers, ils avaient trompé la vigilance des douaniers et des agents de l’émigration et passé le Rio Grande.
Pendant tout le voyage, David avait observé les Terriens, ses semblables. Et il avait beaucoup appris.
Il avait appris que la faim n’est pas seulement douloureuse sur le plan physique mais qu’elle affecte aussi le mental. Elle enseigne la haine.
À Panama, il avait appris qu’il était possible de corrompre les représentants du Gouvernement mondial et, à Galverson, que les agents des multinationales ne se laissaient pas soudoyer.
À La Nouvelle-Orléans, il avait appris qu’il ne pouvait se fier à personne, pas même aux soi-disant révolutionnaires. Le responsable de la cellule du front de cette ville était plus âgé que la plupart des autres rebelles. C’était un ancien docker au gabarit imposant qui avait dépassé le cap de la trentaine et n’arrêtait pas de parler de l’opération qu’il était en train de monter, un soulèvement qui ne serait pas limité à la seule Nouvelle-Orléans mais s’étendrait à beaucoup d’autres cités. Il se nommait Brandy. Des centaines de rixes avaient laissé leurs cicatrices sur son visage couturé et déformé. Il buvait sec, fumait sans discontinuer et parlait trop. Mais David remarqua que, quand il regardait Bahjat, il se taisait et que son expression devenait songeuse, calculatrice.
Après une nuit passée à boire, à tirer des plans sur la comète et à griller cigarette sur cigarette, Brandy et ses deux principaux lieutenants décidèrent de livrer David à la Société Garrison moyennant une honnête commission. Ce qu’il annonça placidement à l’intéressé dans la chambre enfumée et empestant la bière, donnant sur une église dans le vieux quartier de La Nouvelle-Orléans où il tenait ses assises. Tout le monde était là : le responsable de la cellule, ses deux acolytes et Bahjat. L’étonnement de David fit ricaner les trois hommes.
— Toi, on te gardera avec nous, dit Brandy à Shéhérazade. On va rigoler un bon coup, tu verras.
Avec une force qu’il ignorait posséder, David empoigna à bras-le-corps celui des trois hommes qui était le plus près de lui, le souleva et le fit passer à travers la mauvaise porte qui s’ouvrait sur le palier. Elle vola en éclats et le patibulaire dégringola l’escalier en vol plané. Son camarade se rua sur David, un couteau à la main, mais il en fut pour ses frais : le jeune homme pour qui le karaté n’avait pas de secret lui fractura le sternum d’un coup de pied.
Quand David pivota sur lui-même pour s’expliquer avec Brandy, celui-ci, à genoux, plié en deux, vomissait en se tenant le bas-ventre. Bahjat, ses petits poings noués, un rictus lui découvrant les dents, était debout devant lui.
Elle insista pour qu’ils filent sans demander leur reste mais David, faisant preuve d’un machiavélisme qu’il ne se connaissait pas, ramassa le couteau abandonné sur le plancher crasseux et s’employa à persuader Brandy de téléphoner à la banque pour faire ouvrir un crédit d’un montant coquet au nom de M. et Mme Able. Quand la pointe de la lame lui caressa la paupière, Brandy s’exécuta.
Ce fut seulement alors qu’ils jouèrent la fille de l’air. Ils se rendirent ventre à terre au premier terminal bancaire ouvert toute la nuit et transférèrent la totalité du crédit à leur compte.
Cela fait, ils entrèrent dans le plus grand hôtel de La Nouvelle-Orléans où ils s’inscrivirent sous les noms de senor et senora Pizarro, bien que Bahjat ne parlât pas un mot d’espagnol. Un vrai portier en uniforme les conduisit à leur appartement. Le réceptionniste hocha la tête en les voyant entrer dans l’ascenseur et maugréa intérieurement : Encore des Espingos qui ne paient pas de mine ! Où diable trouvent-ils autant d’argent ? Moi, je ne pourrais pas prendre une chambre ici !
Il y avait deux lits. David tourna en rond dans la chambre recouverte d’une moelleuse carpette pendant que Bahjat s’abandonnait aux délices de la douche en se demandant ce qu’il allait faire. Quand elle ressortit de la salle d’eau, son corps menu pudiquement dissimulé par une serviette, il se doucha à son tour. Il fit très vite mais lorsqu’il revint dans la chambre, Bahjat était déjà couchée dans le lit du fond, tournée vers le mur.
David s’assit au bord du lit. Sans bouger, elle murmura :
— Je vous en prie, David… Je sais ce que vous voulez. Mais je ne peux pas… absolument pas.
Au bout d’un bon moment, il finit par se lever. Il déposa un baiser sur l’épaule nue de la jeune fille et alla se coucher à son tour. Contrairement à son attente, il s’endormit presque immédiatement.
Le lendemain matin, M. et Mme Pizarro réservèrent deux passages sur le vol de New York après que Bahjat eut eu une longue conversation téléphonique avec Naples.
— Tigre va à New York, avait-elle annoncé à David. Nous avons rendez-vous avec lui là-bas.
David avait acquiescé. Tigre était le patron. Ils se retrouveraient à New York et Bahjat le remettrait entre les mains du leader du F.R.P. Il est sans doute mal porté de faire l’amour avec ses prisonniers, songea-t-il avec dépit.
Evelyn prenait le soleil sur le balcon de sa chambre. Barbade était une île d’une beauté somptueuse. Les luxuriantes plantes tropicales qui montaient à l’assaut des montagnes déchiquetées remplissaient l’air d’un parfum exotique entêtant. Le ciel était une coulée de cuivre en fusion et le soleil au zénith faisait miroiter les flots. Des vagues venaient lécher le sable blanc de la plage, un peu plus loin.
Mais la ville qui cernait l’hôtel suppurait comme une plaie ouverte sous l’implacable soleil. Des enfants hâves et apathiques jouaient dans les rues et dans les anciens parkings disparaissant sous les gravats où, autrefois, les touristes garaient leurs voitures de location. Il n’y avait plus de touristes, à présent. L’île tout entière sombrait dans un abîme de misère sans fond. Il n’y avait pas de travail sauf sur les rares et pitoyables chantiers subventionnés par le Gouvernement mondial pour créer quelques emplois. Mais la faim régnait à l’état endémique. Et les bébés pullulaient. Comme les rats de Hamelin, se disait Evelyn. Il y en a partout. Des bébés étiques au ventre gonflé. Pas un seul qui eût bonne mine.
Evelyn secoua la tête comme pour chasser de son esprit les malheurs de Barbade. Tu es dans le coup pour le plus formidable scoop du siècle. Ce n’est pas le moment de faire de la sensiblerie, ma petite vieille.
Hamoud avait gardé le contact avec Shéhérazade grâce à tout un réseau d’intermédiaires. Et David était avec la dirigeante du Front. Tous deux menaient une belle partie de cache-cache avec tout le monde. Ils avaient réussi à rallier La Nouvelle-Orléans mais, depuis, Hamoud n’avait plus de nouvelles. Il était justement sorti pour essayer de renouer le contact.
Evelyn avait peu à peu appris comment fonctionnait le Front révolutionnaire des peuples. Hamoud ne l’avait jamais quittée des yeux plus de quelques heures depuis le jour où il l’avait abordée dans ce bistrot napolitain, trois mois auparavant, mais cela voulait dire qu’Evelyn ne l’avait pas quitté des yeux, lui non plus.
Elle avait rapidement découvert ce qu’il cherchait en réalité : la célébrité. La notoriété et la publicité. Il était jaloux de Shéhérazade qui accaparait les manchettes des journaux. Maintenant, il avait son attaché de presse personnel et son propre agent de publicité. Ainsi que son propre harem privé dont les effectifs étaient réduits à une seule pensionnaire. Evelyn avait compris que son ego machiste ne pouvait être réellement satisfait qu’au lit.
En tout cas, il a au moins de l’imagination, se dit-elle avec une grimace. Encore quelques semaines et je pourrais me recycler et entamer une nouvelle carrière. D’entraîneuse de call-girls !
Hamoud se voyait sous les traits du mâle dominateur, mais Evelyn savait depuis belle lurette que pour mener un homme par le bout du nez, il suffit de lui faire croire que l’on est totalement à sa botte. Aussi, serrant les dents, elle lui dispensait les voluptés anales dont il était friand et tout le reste en prime. Elle était devenue experte dans l’art de tirer parti du mobilier, en particulier des fauteuils quand ils étaient assez solides pour supporter les gesticulations et les contorsions de leurs corps enlacés. Cependant, elle était intraitable sur un point : l’hygiène. Ils se douchaient avant de baiser – Evelyn était incapable de dire « faire l’amour » en pensant à leurs débats. Et Hamoud avait l’air d’apprécier qu’elle le savonne et s’occupe de son pénis en faisant des bruits de succion.
Au lit, il parlait. Jamais beaucoup. La loquacité n’était pas son fort. Mais Evelyn en apprit suffisamment, bribes par bribes, pour commencer à se faire une idée générale du F.R.P. Au bout de quinze jours, elle en savait assez pour déchiffrer les propos qu’Hamoud tenait au téléphone malgré toute la circonspection et toute la prudence qu’il déployait.
Elle ne fut pas étonnée lorsqu’elle comprit que c’étaient les multinationales qui assuraient le plus gros du financement du Front. C’était logique. L’objectif des guérilleros et des grands consortiums était le même : abattre le Gouvernement mondial.
Fouillant encore davantage, elle avait cherché à savoir de quels consortiums il s’agissait au juste. Le plus grand secret recouvrait leurs noms mais la Société pour le Développement d’Île Un revenait à tout bout de champ dans les conversations et elle entendit plus d’une fois parler de certaines personnes comme al-Hachémi et Garrison. T. Hunter Garrison, lui souffla sa mémoire de journaliste. Le Garrison des Entreprises Garrison. Et Wilbur St. George, ce salaud.
Evelyn, allongée sur la chaise-longue sous le soleil de Barbade dont la chaleur baignait son corps las, fulminait encore intérieurement en évoquant son ex employeur. Pas étonnant que St. George l’eût flanquée à la porte ! C’était pour espionner Cobb qu’elle avait été envoyée sur Île Un, elle s’en rendait maintenant compte, et, au lieu de cela, elle était revenue avec un papier dont le directoire n’autoriserait jamais la publication.
La porte s’ouvrit et se referma. Evelyn se redressa. C’était Hamoud. Debout au milieu de la chambre avec sa mine renfrognée habituelle. Elle se leva et rentra dans la pièce.
— Tu as un nouveau maillot de bain, dit Hamoud.
— Pas pour me baigner. Il est trop fragile. Au bout d’une minute, il n’en resterait plus rien.
Cela n’eut pas l’air de le troubler.
— Où l’as-tu trouvé ?
— Dans une boutique. Il ne valait presque rien.
— Quand l’as-tu acheté ?
— Il y a quelques jours. (Evelyn se força à sourire et, d’une torsion des épaules, elle se débarrassa du haut.) Tu préfères peut-être le style topless ?
— C’est un progrès, convint-il avec un sourire contraint.
Elle fit glisser le slip sur ses hanches et s’en dépouilla à son tour.
— Ce que tu préfères surtout, c’est rien du tout, n’est-ce pas ?
— On n’a pas le temps. Nous partons dans moins d’une heure.
— Oh ! Que se passe-t-il ? Où allons-nous ?
Hamoud hocha la tête.
— Tu poses trop de questions.
Elle s’approcha de lui, si près que ses seins frôlèrent la chemise ouverte de l’Arabe, et chuchota :
— Allons donc ! Nous disposons quand même d’un petit moment, non ?
Il plaqua ses mains épaisses sur les hanches d’Evelyn.
— Pas assez pour prendre une douche.
Elle effleura du bout du doigt le menton râpeux d’Hamoud.
— Mais on pourrait faire ça sous la douche. C’est très chouette. Ça te plaira, tu verras.
Exhalant un grognement, il la prit par la taille et ils se dirigèrent vers la salle d’eau.
Tout en se penchant pour ouvrir les robinets, Evelyn lui demanda :
— Est-ce que ma garde-robe conviendrait là où nous allons ? Je n’ai que des robes d’été.
— À New York, tu auras besoin d’un manteau. On l’achètera sur place.
C’est donc à New York qu’aura lieu la rencontre.
Evelyn avait sa réponse. Mais, maintenant, il fallait qu’elle tienne cette satanée promesse et qu’elle en passe par la cérémonie de la douche.
Portant les vêtements qu’il avait volés à Mexico, les faux papiers fabriqués à Galveston en poche, sa barbe soigneusement taillée, les cheveux noircis et l’épiderme basané, David, confortablement allongé dans son fauteuil, attendait que l’avion atterrisse. Il était maintenant maigre comme un loup. Trois mois de cohabitation avec la faim et le danger avaient eu raison des aimables arrondis qu’il avait acquis sur Île Un. Et il était plus alerte qu’un loup. Il avait appris à ne dormir que d’un œil.
Il se prit à penser fugitivement à Evelyn. Elle voulait que je fasse connaissance avec le monde réel, se rappela-t-il en considérant ses mains bistres, dures et calleuses. Je doute qu’elle ait vu la moitié de ce que j’ai vu, moi.
Bahjat, à côté de lui, s’était assoupie. Comme elle semblait fragile, vulnérable ! Ses longs cheveux noirs ruisselaient en cascade sur ses fines épaules. Ses lèvres charnues étaient entrouvertes.
Pourtant, nous sommes ennemis. Une fois à New York, elle me livrera à ses amis du F.R.P. Et je leur fausserai compagnie pour prendre contact avec le Gouvernement mondial.
Tous ces mois d’intimité et de périls partagés pendant lesquels ils avaient vécu ensemble, affronté la mort ensemble, c’était fini. Terminé. C’est à cause de cela qu’elle n’a pas voulu faire l’amour avec moi, cette nuit.
Et c’était à cause de cela qu’il aurait voulu faire l’amour avec elle.
L’appareil se posa enfin après avoir longtemps tourné en rond au-dessus de la chape de smog qui recouvrait New York. Bahjat sur ses talons, David se joignit aux passagers qui se dirigeaient vers la sortie en bavardant. Elle l’avait averti que des gens du F.R.P. seraient à l’aérogare et qu’ils le surveilleraient pour prévenir toute tentative de fuite.
Au moment où ils émergèrent du tube d’accès du terminal, il prit délibérément la main de la jeune fille. Elle le laissa faire.
Il n’y avait pas d’autres passagers en dehors des quelque soixante-dix personnes de leur vol. L’aérogare était crasseuse, jonchée de détritus. Derrière les fenêtres fêlées et barbouillées, on apercevait quelques avions au parking mais ils avaient l’air abandonnés, morts.
— Quand je pense au bon vieux temps ! soupira bruyamment le voyageur qui précédait David. La veille du Thanksgiving, c’était une vraie maison de fous !
— C’est un avantage, répondit le petit bout de femme qui était son épouse, pour le consoler. Comme ça, on n’a pas besoin de se démener dans la cohue.
Comme David et Bahjat n’avaient pas de bagages, ils sortirent sans hâte du terminal, toujours la main dans la main, traversèrent une route déserte et gagnèrent un gigantesque parking à moitié vide. Et encore, la plupart des voitures qui s’y trouvaient étaient visiblement des épaves : des tas de ferraille rouillée, dépourvues de roues, glaces brisées, capots béants.
Le soleil était un ovale rougeâtre à l’éclat débile presque au ras des toits de l’autre côté de l’autoroute. Il n’apportait aucune chaleur et le vent humide venu de la mer traversait le mince costume de David.
Un homme grisonnant au visage sillonné de rides surgit entre deux voitures à l’arrêt et héla Bahjat. Tous deux échangèrent quelques brèves paroles en arabe. L’homme conduisit le couple au fond de la vaste esplanade. Là, les véhicules paraissaient presque tous en état de marche. Bahjat avait lâché la main de David pour le suivre.
Il y avait des gardes armés dans cette section du parking et David remarqua deux jeunes gens à la peau sombre debout à côté d’une limousine cabossée. L’homme aux cheveux gris fit s’installer Bahjat à l’arrière et tint la portière pour que David prenne place à côté d’elle. Il ne monta pas. Les deux jeunes gens s’assirent à l’avant et il agita joyeusement le bras quand l’auto démarra.
— Le chauffeur sait où nous allons ? s’enquit David.
— Certainement, répondit Bahjat.
— Et vous ?
— Non, avoua-t-elle.
Il s’avéra que leur destination était un vieil édifice abandonné de Manhattan donnant sur un grand parc. David essaya de déchiffrer les vestiges des lettres qui ornaient la façade. Elles devaient correspondre au mot PLAZA. La voiture passa devant le bâtiment, tourna dans une rue et s’arrêta le long du trottoir.
Les deux garçons firent entrer sans mot dire Bahjat et David par une porte latérale. Toutes les fenêtres de l’hôtel étaient condamnées par des planches et des plaques de métal ébréchées remplaçaient les anciennes portes. Sur l’une d’elles était apposé un avis de mise aux enchères aux bords effilochés et gondolés.
Dans le hall régnait une agitation tout à la fois fébrile et ordonnée. Des gens allaient et venaient. Les voix bourdonnaient. Apparemment, chacun avait soit un pistolet à la ceinture, soit un fusil en bandoulière – parfois les deux. Il y avait des hommes et des femmes.
Une odeur de moisi imprégnait l’air. Tapis et tentures incrustés de la poussière accumulée au fil des années étaient grisâtres. Les rares meubles qui demeuraient encore étaient dissimulés sous des housses crasseuses.
— Que se passe-t-il ici ? s’enquit David. On dirait le quartier général d’une armée en campagne.
— On vient juste d’arriver, répondit l’un des deux jeunes gens.
— Tais-toi, lui intima son camarade – celui qui avait conduit. Réponds pas aux questions. Et toi… (Il enfonça son index dans le sternum de David :)… t’as pas à en poser.
Ils passèrent devant une batterie d’ascenseurs. Les portes étaient presque toutes ouvertes sur des puits d’ombre. Ils montèrent l’escalier, les deux garçons en tête, David derrière eux. Bahjat fermait la marche. À partir du troisième étage, les marches étaient nues. Puis ils gravirent une échelle de secours aux barreaux métalliques scellés dans le ciment gris. Le soleil à son déclin donnait juste assez de lumière pour permettre au petit groupe de se frayer son chemin à travers les détritus amoncelés. Des cafards couraient parmi les ordures et David se demanda qui, en dehors d’eux, pouvait habiter le vieil hôtel délabré.
Après avoir encore grimpé six étages, ils s’engagèrent dans un corridor qui, lui aussi, empestait le moisi et l’urine. Les jeunes firent halte devant une paire de portes attenantes et l’un d’eux tendit deux clés à Bahjat.
— Nos gars sont à cet étage et les troupes d’Américains occupent ceux d’en dessous. S’il cherche à faire le malin, vous n’aurez qu’à crier.
Bahjat les assura que c’était noté et ils s’éclipsèrent.
— Quelque chose de pas ordinaire est en train de se préparer, commenta David dès que la porte antifeu se fut refermée.
— Avez-vous remarqué que tous les hommes et toutes les femmes dans le hall étaient noirs ? fit Bahjat.
— Pas tous.
— C’est vrai, il y en avait aussi qui avaient le type latin mais je n’ai pas vu de Blancs.
— Vous avez raison, convint David après quelques secondes de réflexion. Il n’y avait pas un seul Blanc. Qu’est-ce qu’ils mijotent, à votre avis ?
— Je n’en sais rien mais, en tout cas, c’est pour bientôt, fit Bahjat en ouvrant une des portes jumelles.
Les deux chambres étaient communicantes et, dans le jour crépusculaire qui les baignait de sa lueur maussade, elles étaient rigoureusement identiques.
— Laquelle préférez-vous, David ? La rouge ou la bleue ?
La tapisserie en lambeaux des deux pièces ne se distinguait que par la couleur. Elles étaient l’une et l’autre meublées d’un grand lit, d’une commode veuve de ses tiroirs et d’un coin lavabo. David tira l’unique drap du lit de la chambre bleue. En dessous, il n’y avait qu’un matelas. Il entra dans la chambre rouge. Là, un miroir fêlé complétait le lavabo. Dans la chambre bleue, un rectangle un peu plus clair sur le mur indiquait qu’il y avait eu aussi une glace, autrefois.
Le jeune homme s’immobilisa sur le seuil de la porte commune. Bahjat était dans la chambre rouge.
— Il vaudrait mieux que vous preniez celle où il y a la glace, lui dit-il.
— Vous êtes toujours aussi attentionné, répondit-elle en souriant.
— Et vous, toujours aussi gentille.
Elle se dirigea vers le coin toilette.
— Ah ! Ils ont prévu du savon et des serviettes en papier. Il y a même un nécessaire à raser.
— Je vais le prendre.
— Mais rien pour se maquiller. C’est une chose à laquelle les hommes ne pensent jamais.
— Vous vous maquillez ? s’exclama David faussement surpris.
Bahjat lui sourit à nouveau.
— Vous ne m’avez jamais vue qu’à l’état de nature.
— Et vous êtes aussi jolie comme ça.
— Et vous, la barbe vous va à ravir. Vous devriez peut-être la conserver.
David se gratta le menton.
— Ce qu’on est polis, hein ?
— Oui. (Elle le dévisagea, presque timidement.) C’est la première fois que vous me dites que vous me trouvez jolie.
— Vraiment ? Depuis tout ce temps…
— Oui. Depuis tout ce temps.
— Eh bien, oui, Bahjat, vous êtes belle. Très belle.
— Merci.
Il ne savait pas trop quoi dire d’autre.
— Que va-t-il se passer demain ? se surprit-il à lui demander.
Elle eut un imperceptible haussement d’épaules.
— Ou Tigre viendra nous retrouver, ou nous irons à sa rencontre.
— Et qu’est-ce qu’on va faire de moi ?
— Je l’ignore. Nous n’avons encore rien décidé.
— Et vous, qu’allez-vous faire ?
Elle secoua la tête.
— Ce qu’il faudra que je fasse.
— Quoi que ce soit ?
— Quoi que ce soit.
— Vous allez m’enfermer à double tour ? fit-il en tendant le doigt vers la porte extérieure.
— Je dois ?
— Aucune importance. (Il se dirigea à pas lents vers la chambre bleue.) Je peux la démolir d’un coup de pied si le cœur m’en dit.
Il se laissa tomber sur le lit qui s’affaissa sous son poids en dégageant une odeur de champignons. Bahjat alla se planter devant la porte de communication et s’appuya avec lassitude au chambranle.
— Ne dites pas d’idioties. Vous ne pouvez pas vous échapper.
— Il y a une antenne du Gouvernement mondial à deux pas d’ici. Ce n’est pas Messine, d’accord, mais elle fera l’affaire.
— Vraiment ?
— Vous saviez depuis le début que je voulais aller à Messine. Je ne vous ai pas caché mes intentions.
— En effet. Mais j’avais cru que… après toutes ces semaines que nous avons passées ensemble, après avoir vu tout ce que vous avez vu… les gens qui ont faim, l’injustice…
— Vous avez pensé que je passerais dans le camp de la révolution ?
Elle acquiesça.
— Faire sauter des ponts, tuer des gens, dévaliser les banques, détourner des navettes spatiales… à quoi cela rime-t-il ? Ce n’est pas ça qui donnera à manger à ceux qui claquent de faim.
— Bien sûr ! rétorqua sèchement Bahjat. Mais quand nous aurons chassé les tyrans, quand nous aurons renversé le Gouvernement mondial, alors…
— Vous aurez détruit une forme de gouvernement mais vous n’aurez pas changé la vie des gens pour autant. Vous n’ouvrirez pas de nouvelles mines d’or. La manne ne se mettra pas subitement à tomber du ciel.
— Vous ne comprenez rien à rien !
Les yeux de la jeune fille flamboyaient.
— Je comprends plus de choses que vous le ne croyez ! riposta-t-il avec âpreté. Flinguer, renverser les gouvernements… c’est ridicule ! Aberrant ! Plus qu’absurde ! Vous faites le jeu de ceux que vous voulez flanquer en l’air, ni plus ni moins.
Elle marcha sur lui, les poings sur les hanches.
— Qu’est-ce que vous en savez ? Vous avez passé toute votre existence dans un petit paradis feutré comme un oiseau rare qui fait la roue, que l’on choye et que l’on nourrit parce qu’il est trop stupide pour survivre hors de sa cage, dans le monde réel.
David l’empoigna et la renversa sur le lit. Elle voulut lui lancer un coup de genou mais il para de la hanche et se laissa choir sur elle en lui immobilisant les bras. Bahjat le dévisagea. Il n’y avait ni frayeur ni colère dans ses yeux.
David plaqua sa bouche sur la bouche de la jeune femme, lui libéra les bras et prit son merveilleux, son fragile, son ensorcelant visage entre ses mains comme si c’était le trésor le plus délicat, le plus précieux qui fût au monde.
Et les mains de la fille se posèrent sur les épaules du garçon. Elle saisit à pleine poignée ses cheveux en bataille. Sa respiration, soudain, était hachée, saccadée.
Leurs vêtements se volatilisèrent comme par magie. Et David reçut le cadeau du corps nu de Bahjat, svelte et souple, de la soyeuse douceur de sa peau brune et dorée, douce et élastique. Il la pénétra sans effort. Luisants l’un et l’autre de sueur, leurs cœurs battant à l’unisson, leurs bras et leurs jambes s’enchevêtraient dans une mêlée passionnée. Soudain, il explosa en elle tandis que les reins de Bahjat s’arquaient… extase… fulgurant brasier… torture exquise…
Ils étaient maintenant étendus côte à côte, silencieux et immobiles. Soudain, Bahjat pouffa.
— Qu’est-ce qui te fait rire ?
— Je me demandais si tu voulais toujours que je t’enferme dans ta chambre.
David s’esclaffa et se tourna vers elle.
— Ne t’ai-je pas dit que forcer une porte est pour moi un jeu d’enfant ?
— Deux fois, tu pourrais ?
— Essayons toujours.
Cette fois, ils s’aimèrent avec moins de hâte et plus de douceur mais avec autant d’ardeur et encore davantage de passion. Les mains de Bahjat exploraient le corps de son partenaire et ses ongles y traçaient d’immatérielles arabesques qui lui arrachaient des frissons. Quand David lui suçota la pointe des seins, il sentit les mamelons se raidir comme il se raidissait lui-même.
— Pas encore, murmura Bahjat dans un souffle. Attends… jusqu’à ce que… attends…
— Pas trop longtemps, chuchota-t-il en dessinant à son tour les linéaments d’une impalpable dentelle sur le ventre, entre les cuisses de son amante. Pas trop longtemps.
Elle exhala un soupir sifflant, le saisit, par les hanches et l’attira à elle. Elle frémit, son visage se convulsa et elle ferma les yeux tandis que des étoiles fusaient de partout.
Ils s’endormirent. Lorsque David se réveilla, il faisait nuit noire. Il se leva sans bruit et faillit se prendre les pieds dans ses vêtements abandonnés par terre. Il alla jusqu’à la fenêtre. La ville était un cimetière obscur et silencieux. Pas un lampadaire ne trouait les ténèbres mais, au loin, on distinguait une lueur incertaine.
Tout est fermé à cette heure. La nuit, les rues sont vides. Désertes.
Il retourna vers le lit. Je partirai à l’aube.
— Mon sultan est revenu ? chuchota Bahjat d’une voix rêveuse.
— Je ne t’ai pas quittée.
— Mais tu me quitteras bientôt ?
— Oui.
— Eh bien, profitons des quelques heures qui nous restent.
La lueur morne et diffuse de la lune qui se levait lentement inondait la vieille chambre à l’odeur de moisi. Pour une fois, Bahjat parlait. D’elle, de son enfance, de sa mère morte, de l’amour sévère que lui portait son père.
— Il était comme un faucon, comme un aigle, disait-elle, pelotonnée contre David. Fier et farouche, prêt à réduire en pièces quiconque aurait voulu me faire du mal.
— Et il t’a gardée prisonnière dans un nid d’aigle.
— Jusqu’au jour où il a décidé de m’envoyer en Europe. Il pensait que je ne risquerais rien avec quelqu’un pour me chaperonner et ses sbires aux aguets. Mais je me suis jouée d’eux… et je suis devenue Shéhérazade.
— Il ne l’a jamais su ?
— Il a toujours fait comme s’il l’ignorait. Mais il le sait, maintenant.
— Et Hamoud, ce fameux Tigre avec qui tu es en contact… C’est en Europe que tu l’as connu ?
— Il n’avait jamais mis les pieds hors de Bagdad quand j’ai fait sa connaissance, répondit-elle avec un petit rire. Il se figure qu’il est un grand et vaillant chef mais le cerveau qui le guidait, c’était moi.
— Mais comment es-tu passée à la révolution ? Comment cela a-t-il commencé ?
David devina que Bahjat se nouait imperceptiblement.
— C’était un jeu. Un jeu excitant. J’ai rencontré des gens passionnants en Europe. À Paris, à Florence, à Milan. Et puis, je suis allée à Rome et je suis tombée amoureuse d’un bel Italien. Un révolutionnaire très sage et plein de fougue, plus âgé que moi. Il devait avoir trente ans, au moins. Son père avait été un révolutionnaire, lui aussi, et son grand-père était un communiste qui s’était battu contre les fascistes.
— Et c’est comme ça que tu es devenue une révolutionnaire à ton tour ?
— Pas parce qu’il l’était. Je ne fais pas de suivisme sous prétexte que les autres sont des hommes et que je ne suis qu’une femme. Mon père aurait bien aimé que je me comporte de cette manière mais je n’ai pas une vocation de potiche.
— Bien sûr.
— Giovanni m’a ouvert les yeux. Il m’a fait comprendre que j’étais une enfant gâtée, il m’a fait voir dans quel état de misère vivaient les pauvres.
— Et tu l’as rejoint dans son combat ?
— Oui. Mais je considérais toujours cela comme un jeu, un jeu glorieux. J’étais Shéhérazade. Je crois que je voulais que mon père le sache.
— Mais, maintenant, ce n’est plus un jeu.
— Non, ce n’est plus un jeu.
Et Bahjat lui parla de Denny, elle lui expliqua comment l’architecte avait été assassiné sur l’ordre d’al-Hachémi… à cause d’elle.
— C’est pourquoi, conclut-elle sur un ton qui avait la dureté et le froid de l’acier, c’est pourquoi je ferai l’impossible pour détruire tout ce à quoi il tient.
— Toi y compris ?
— C’est sans importance. Je m’en moque.
— Moi pas. (Il eut une brusque illumination.) La nuit dernière… à La Nouvelle-Orléans… c’était à ton architecte que tu pensais, n’est-ce pas ?
— Oui.
La voix de Bahjat était presque inaudible.
— Tu l’aimes toujours ?
— Oui.
— Mais il est mort. Tu ne peux pas passer le reste de ta vie avec les morts. Tu appartiens au monde des vivants. Tu es trop merveilleuse pour faire une croix sur ton avenir.
Elle se tourna vers David et lui caressa la joue.
— Tu es un amour, David. Ta place n’est pas ici, dans cet univers sanglant et sordide. Tu devrais retourner sur Île Un.
— Pas sans toi.
Elle resta un long moment silencieuse.
— Viens avec moi, dit David d’une voix pressante.
— Tu ne comprends pas.
— Quoi ? Tu aimes Hamoud ?
— Le ciel m’en préserve !
— Crois-tu que tu pourrais m’aimer ?
Les mots étaient sortis tout seuls et David avait soudain la gorge sèche.
— Je…
Elle hésita et laissa le reste de sa phrase en suspens.
— Je t’aime, Bahjat. Je t’aime de toute mon âme.
Comme elle demeurait muette, il se demanda s’il n’avait pas eu tort de lui faire cet aveu.
Je l’aime, s’émerveillait-il. Comment ne m’en suis-je pas aperçu plus tôt ? Quel imbécile je suis !
Ce fut alors qu’il prit conscience que Bahjat sanglotait sans bruit dans l’obscurité.
— Je suis désolé. Je ne voulais pas…
— Non, l’interrompit-elle. Je ne sais pas pourquoi je pleure. Je suis ridicule.
Elle le prit par le cou et se serra de toutes ses forces contre lui. Ils firent à nouveau l’amour et s’endormirent dans les bras l’un de l’autre. Dehors, le ciel s’argentait. Ce fut l’aube, puis il fit grand jour. Le soleil montait à l’assaut du zénith. Bahjat et David continuaient de dormir paisiblement.
Des coups de feu les réveillèrent.